Le regard rêveur, Suzon, la serveuse du café-concert, semble bien seule.Le comptoir l’isole dans son travail tandis que le reflet du miroir donne à voir des femmes élégantes mais surtout des hommes en hauts-de-forme admirant des acrobates sur des trapèzes.
L’air mélancolique, Suzon semble divaguer. Mais le miroir indique une toute autre réalité. Un des hauts-de-forme émerge du coin du tableau et s’approche du reflet de Suzon.Elle se penche et il semble lui demander quelque chose de secret. Leur proximité est étouffante. Que souhaite donc cet homme ?
Manet le suggère en disposant sur le bar des indices. Comme les belles mandarines ou l’alcool, Suzon serait-elle à vendre ?La tête blonde de la serveuse, sa silhouette sinueuse et sa veste noire l’assimilent en tout cas aux bouteilles de champagne disposées près d’elle.Plus encore, la dentelle de sa robe évoque la mousse légère du doux breuvage et le carré de son décolleté rappelle l’étiquette qui orne chacune des bouteilles.Telles ces bouteilles casquées de papier doré, Suzon est donc un bel objet que l’on s’empresserait d’effeuiller...
En effet, les nombreux éléments présents sur le marbre du bar, qu’il s’agisse des bouteilles d’alcool, des fleurs ou des fruits, forment un ensemble pyramidal allant trouver son sommet, non sans malice, dans les fleurs qui ornent le corsage de la serveuse elle-même. Les bouteilles peuvent aussi mener à sa bouche, ce qui serait logique pour des bouteilles.
Pris d’un soudain malaise, le spectateur face à ce miroir cherche en vain à se positionner.Est-il cet homme au chapeau? Que veut-il obtenir de Suzon ? Il ne peut s’empêcher de tomber dans le piège que Manet a tissé. Le client et lui ne font plus qu'un et chacun est responsable du sort de Suzon.
Manet nous offre cependant une échappatoire en décalant légèrement dans le miroir le reflet de la jeune femme. On verrait presque deux Suzon. L’une se pliant à la demande du client, l’autre s’échappant dans une sphère supérieure, loin des contraintes de la vie sociale.Et cet ailleurs vers lequel Suzon s’échappe et auquel Manet nous donne accès, c’est dans ses yeux finalement qu’on le voit le mieux.
Quand Manet peint ce tableau, il est faible, malade, le monde des cafés lui est inaccessible, il ne retournera jamais plus dans ce Bar aux Folies-Bergère qu’il reconstitue en partie de mémoire. On a cru y lire une forme de testament esthétique, la serveuse serait en fait une prostituée, l’homme au haut de forme un symbole de la Mort…Peu importe. Car ce qui compte pour Manet, ce sont les questions plus que les réponses. Interroger son art et pousser la représentation à ses limites. Brouiller les frontières entre intérieur et extérieur de l’être.
NB: Les fruits de Manet ont quelque chose de plus - non seulement appétissant – mais aussi un sens - comme inné - de la fraîcheur.
Ces mandarines brillent de partout sous une multitude de sources lumineuses, ce qui ne pouvait être le cas aux siècles précédents avec le seul éclairage à la bougie. Regardez bien, les ronds blancs du tableau sont des globes lumineux.
Et si la raison de la modernité de ces mandarines c'était l'invention, toute récente... de l'électricité.